Dans toutes les sociétés, les personnes qui souffrent de handicaps demeurent parmi les plus marginalisées. Si le cadre qui a été mis en place au plan international pour protéger les droits de l’homme a, partout dans le monde, permis d’améliorer de façon spectaculaire les conditions de vie, les personnes handicapées ne peuvent pas en dire autant. Quelle que soit la situation des droits de l’homme dans le pays ou la situation économique de celui-ci, elles sont généralement les dernières à voir leurs droits respectés. Les possibilités qui leur permettraient d’être autonomes leur étant refusées, la plupart des personnes handicapées sont tributaires de la générosité ou de la charité d’autrui. Ces dernières années, l’on a commencé à se rendre compte, partout dans le monde, que ce déni des droits de l’homme, dont souffraient un milliard d’individus, soit 15% de la population mondiale, n’était plus tolérable. Le moment était venu d’agir.
La Convention relative aux droits des personnes handicapées est la réponse de la communauté internationale aux siècles de discrimination, d’exclusion et de déshumanisation dont elles ont souffert. Ce document historique fera date à bien des égards, notamment parce qu’en matière des droits de l’homme, aucun traité n’a jamais été négocié aussi rapidement, outre que c’est le premier du XXIème siècle. Après avoir adopté la Convention à l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2006, un nombre sans précédent de pays ont manifesté leur ferme volonté de respecter les droits des personnes handicapées en ratifiant la Convention et le Protocole facultatif dès qu’ils ont été ouverts à la signature, en mars 2007.
Selon le Rapport sur les catastrophes dans le monde en 2020, réalisé par la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, « les catastrophes climatiques et météorologiques ont des conséquences humanitaires massives partout dans le monde et ont directement touché 1,7 milliard de personnes durant la seule décennie 2010-2020. ». Le climat doit être désormais considéré comme un multiplicateur des risques pouvant affecter d’une manière et d’une autre l’existence humaine et l’exposer à une vulnérabilité extrême. Le réchauffement climatique est à l’origine de plusieurs catastrophes de plus en plus fréquentes. Il s’agit:
- de la vague de chaleur qui se traduit par une pique de la température jusqu’à 50°
- la vague de tempêtes de catégorie 4 ou 5 qui fait des victimes (des morts et des déplacés)
- des inondations qui menacent des populations.
- la perte de ressources naturelles, l’insécurité alimentaire, les effets directs et indirects sur la santé, et les déplacements de populations sont, de même, en hausse.
Bien d’autres extrêmes affectent directement ou indirectement la population mondiale.
Les personnes les plus à risque dans ces communautés pourraient être laissées pour compte si leurs besoins et leurs capacités ne sont pas cernés et leurs voix ne sont pas entendues. Parmi ces populations vulnérables plus exposées, nous pouvons indéniablement citer les personnes handicapées.
La présente réflexion vise à proposer une analyse synthétique sur la vulnérabilité des personnes handicapées face aux risques liés au changement climatique et proposer des pistes de solutions pour une Gouvernance inclusive des risques de catastrophe adaptée au climat. Il s’agit, dans un premier temps, de proposer une réflexion sur la thématique du handicap à partir du Processus de Production du Handicap, de souligner les différents risques auxquels sont directement ou indirectement exposées les personnes handicapées, avant de s’avancer sur les pistes de solutions possibles, visant à minimiser ces risques ou amoindrir la vulnérabilité à laquelle elles sont exposées.
I- 1- Description du handicap à partir du Processus de Production du Handicap (PPH)
Le handicap réside dans la société, pas dans l’individu.
Nous pouvons justifier cette conception à partir de l’étymologie du terme « HAND CAP » « Main dans le chapeau ». Le terme est identifié à partir d’une compétition de vitesse (surtout avec les chevaux) qui avait souvent lieu chez les anglais au cours de laquelle il est imposé une charge supplémentaire, des obstacles irréguliers aux athlètes compétiteurs pour tester leur résilience et endurance. Le handicap en général est le résultat d’une interaction diachronique de trois facteurs :
- Les facteurs personnels qui se résument aux système organique (matérialisé par le corps c’est-à-dire la déficience et ces conséquences organiques), les aptitudes fonctionnelles à accomplir une activité physique ou mentale (par exemple, marcher ou comprendre) ainsi que les facteurs identitaires tant de nature sociale, économique et culturelle (âge, sexe, genre, situation de famille, revenus, capacité juridique, etc.) que ceux de nature personnelle (histoire intime de la personne, son expérience et le sens donné à son projet de vie).
- Les facteurs environnementaux qui reflètent la qualité de l’environnement physique et social de la personne, soit en tant que facilitateurs, soit en tant d’obstacles dans la réalisation de ses habitudes de vie. Les facteurs environnementaux décrivent le contexte et l’organisation à trois niveaux : macro (sociétal), méso (communautaire) et micro (personnel). À ces différentes échelles d’influences de l’individu, s’associe la nature physique (la faune et la flore, le relief, le climat etc…) de façon transversale.
- Les habitudes de vie représentent les activités courantes de la personne et son rôle social dépendamment de son âge, de son sexe et de son identité socioculturelle. Il s’agit de sa capacité ou non par exemple à exercer des compétences de vie courante et journalière.
Deux grandes conceptions influencent les perceptions sociales du handicap. Il s’agit:
Le Capacitisme qui est défini comme « un système de croyances, de processus et de pratiques qui produit un citoyen typique capable de travailler et de contribuer à la société d’une manière uniforme et standardisée », pour reprendre les termes du professeure en sciences du handicap à l’Université Griffith en Australie, Fiona K. Campbell. La capacité de la femme handicapée à être mère, faire la cuisine, par exemple. Il peut se manifester par un rejet franc (insultes, maltraitances, stigmatisation, refus d’inclusion…) mais se cache aussi souvent sous des allures de bienveillance (infantilisation, pitié, aide non sollicitée…).
L’idéologie validiste qui postule que les corps non correspondants, jugés « non valide » en fonction des normes sociales de la morphologie et de la biologie, ou encore de la santé ont alors moins de valeur. Ils sont naturellement considérés comme inférieurs, et donc discriminants. Cette idéologie explique les différents termes usités pour désigner la personne handicapée: infirme, invalide, malade, estropiés, etc…
I-2 – Description de la personne handicapée dans la CDPH
À partir des travaux réalisés dans le cadre du PPH, la personne handicapée est décrite dans la convention des droits des personnes handicapées comme « toute personne qui présentent des incapacités durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres ». Il faut retenir de cette définition:
- La déficience qui peut générer des incapacités de façon durable.
- Les barrières sociales issues des interprétations et perceptions sociales de la déficience et des incapacités qu’elle génère.
Il y a handicap lorsque la déficience est mal perçue (résultats d’une malédiction, les incapacités interprétées comme entières ou définissant entièrement l’individu qui les porte). Cela implique dorénavant une prise en charge. La prise en charge du handicap a évolué dans le temps, avec différents modèles d’analyse et de perception.
Ainsi selon la perception sociale du handicap, plusieurs modèles de prise en charge du sont possibles. L’on distingue de façon non exhaustive trois modèles populaires.
- Le modèle biomédical qui postule qu’il faut soigner la déficience pour résoudre le handicap.
- Le modèle caritatif fondé sur la charité. La personne handicapée ne peut vivre de la pitié des autres ou prise en charge dans un centre fermé. La volonté de la personne handicapée n’est nullement prise en compte.
- Le modèle basé sur les droits humains. qui promeut la CDPH. Il exige des pratiques inclusives, des politiques inclusives, etc…
II- Les piliers d’une société inclusive
La société inclusive que prône la CDPH vise à briser le « couloir social co-construit » dans lequel l’on a souvent rangé les personnes handicapées et favoriser de ce fait leur participation économique, politique, sociale et culturelle. Une société inclusive doit être analysée selon cinq axes fondamentaux ou piliers, selon le sociologue Charles Gardou. Il s’agit :
- La distinction claire entre « vivre » et « exister » : le vivre, que nous partageons avec tous les organismes vivants, renvoie à nos besoins biologiques. Le ‘’exister’’ se manifeste à travers des relations à soi, aux autres, au temps et à son destin ; du besoin de reconnaissance par les proches, les amis, les réseaux professionnels ou sociaux ; de la dépendance des solidarités humaines ; de la possibilité de devenir membre d’un groupe et de s’impliquer dans sa société d’appartenance ». Victor Hugo, le formule ainsi : « c’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe. Les animaux vivent, l’homme existe ». Il est donc important à cette étape de prendre l’opinion de l’autre, même pour faire son bonheur.
- La remise en cause du principe de la hiérarchisation des vies. Comme le soulignait le célèbre philosophe mathématicien français Blaise Pascal rapporté dans un ouvrage collectif publié en 1999, intitulé « ÉGALITÉ ET ÉQUITÉ : ANTAGONISME OU COMPLÉMENTARITÉ ? » « Il n’y a pas plusieurs humanités : l’une forte, l’autre faible ; l’une à l’endroit, l’autre à l’envers ; l’une éminente, l’autre insignifiante, infra-humanisée. Mais une seule, dépositaire d’une condition universelle, entre un plus et un moins, un meilleur et un pire. Entre fortune et revers, résistance et fléchissement ». La gageure d’une société inclusive est de réunifier les univers sociaux hiérarchisés pour forger un « nous », un répertoire commun. Il ne devrait donc pas y avoir de priorisés dans les systèmes de gouvernance.
- Une société humaine n’est rien sans des conditions d’équité et de liberté. Les êtres humains ne sont pas des copies conformes à un modèle unique, reproduits en millions d’exemplaires interchangeables. Leur égalité qualitative n’induit pas la similarité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent. En situation de handicap ou non, chacun d’eux a le droit inconditionnel à être singulier et à réaliser sa singularité. Ce pilier nécessite la définition et la mise en œuvre des mesures d’équité, afin de permettre d’atteindre l’objectif de l’égalité pour tous.
- l’exclusivité de la norme c’est personne, la diversité c’est tout le monde. Au-delà des institutions politiques, matérielles ou symboliques normatives, dont naturellement toute société procède, elle s’élève contre l’emprise excessive d’une norme qui prescrit, proscrit et asphyxie le singulier. C’est d’ailleurs là, tout le sens et l’utilité des révolutions même sanglantes qui émaillent l’histoire de l’humanité. Les personnes handicapées sont le plus souvent considérées comme minoritaires, et il leur est imposée, sans le savoir, la culture de la majorité, d’où les notions d’intégration, qui souvent fait obligation à la personne handicapée de s’adapter à la norme, au lieu que celle-ci s’adapte à sa situation.
- Nul n’a l’exclusivité du patrimoine humain et social. Il ne suffit pas, nous le savons, de vivre sur un même territoire pour appartenir à sa communauté, encore faut-il pouvoir en partager et assumer le patrimoine éducatif, professionnel, culturel, naturel, artistique, communicationnel. Les personnes handicapées devraient être considérées, tant comme des victimes du changement climatique que des acteurs pleinement responsables de cette situation, si cet héritage doit être partagé par tous.
III- Les influences du changement climatique sur les personnes handicapées
Les personnes handicapées sont directement affectées par les différentes catastrophes, conséquences du réchauffement climatique. Elles seront, autant que la population mondiale, victimes des catastrophes naturelles qui, selon le rapport 2022 du Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), vont se multiplier avec le réchauffement climatique. Or, il est prévu que la température soit augmentée de 1,5 à 1,8°C, en cas d’une émission faible du gaz à effet de serre (GES), de 2,1 °C à 3,5 °C dans le scénario intermédiaire et de 3,3 °C à 5,7 °C dans le scénario extrême de très hauts niveaux d’émissions, à l’horizon 2100. Chaque scénario est suivi d’une extinction de la biodiversité et des écosystèmes : entre trois et quatorze pourcent pour le scénario le plus faible, entre trois et vingt-neuf pourcent des espèces dans l’écosystème terrestre pour le scénario intermédiaire, et entre trois et quarante-huit pourcent d’extinction dans l’écosystème terrestre pour le scénario catastrophe à l’horizon 2100.
L’augmentation des températures, signifie une fonte accrue de glace, un niveau de la mer plus élevé, davantage de vagues de chaleur et d’autres types de phénomènes météorologiques extrêmes, sans même mentionner l’aggravation des impacts sur la sécurité alimentaire, la santé, l’environnement et le développement durable, pour paraphraser le Secrétaire Général de l’Organisation Mondiale de la Météo. Les influences spécifiques liées aux personnes handicapées sur deux plans:
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- Sur le plan de la santé : la vague de chaleur pourrait davantage augmenter les risques du cancer de la peau chez les personnes atteintes d’albinisme. L’hypothèse que la vague de chaleur augmente la tension oculaire chez les personnes déficientes visuelles atteintes de Glaucome est encore étudiée.
- Sur le plan social: les catastrophes vont compromettre sérieusement la mobilité des personnes handicapées motrices et déficientes visuelles. La précarité et les efforts de participation sociale seront compromis. Le contexte environnemental va influencer la naissance ou la propagation de nouvelles formes de discriminations liées surtout au capacitisme.
Les défis et solutions pour les personnes handicapées
Du fait du contexte de crise climatique, le premier défi reste l’accès à l’information en période de catastrophe naturelle. Les systèmes d’alerte ne sont pas souvent faciles à comprendre par les personnes handicapées. Les informations transmises par ces systèmes ne sont pas faciles d’interprétation à ces personnes, ce qui ne facilite pas souvent leur évacuation. Les informations sur le changement climatique et sur les bonnes pratiques ne sont pas réalisées en format accessible aux personnes handicapées. Cette population est juste considérée comme victime finale. Les difficultés sont aggravées par des facteurs tels que l’âge, le niveau de vie, le système relationnel, etc… En réponse à ces défis, il convient de formuler quelques recommandations aux dirigeants et aux populations notamment aux personnes handicapées.
A l’endroit des gouvernants :
- Intégrer l’inclusion des personnes handicapées dans les politiques climatiques : Les gouvernants doivent s’assurer que toutes les politiques, mesures d’adaptation et de mitigation du changement climatique tiennent compte des besoins spécifiques des personnes handicapées. Cela inclut la mise en place de mécanismes de consultation et de participation active des personnes handicapées lors de la formulation de ces politiques.
- Investir dans des infrastructures inclusives : Les gouvernements devraient promouvoir la construction d’infrastructures résilientes au changement climatique qui prennent en compte les besoins de mobilité et d’accessibilité des personnes handicapées. Cela inclut des transports publics accessibles, des bâtiments publics adaptés, et des aménagements pour les espaces de loisirs.
- Sensibilisation et formation : Les gouvernants doivent mettre en place des programmes de sensibilisation pour informer la population sur les impacts du changement climatique sur les personnes handicapées et la manière de les soutenir. Des formations pour les professionnels du secteur public et privé sur l’inclusion des personnes handicapées dans les actions climatiques sont également essentielles.
- Encourager les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique : Les gouvernants doivent promouvoir activement l’utilisation des énergies renouvelables et des technologies d’efficacité énergétique, tout en s’assurant que ces solutions sont accessibles et abordables pour les personnes handicapées.
A l’endroit des personnes handicapées :
- Participation et plaidoyer : Les personnes handicapées doivent s’impliquer activement dans les processus de décision et de plaidoyer liés au changement climatique. Il est essentiel qu’elles fassent entendre leur voix et leurs préoccupations pour garantir que leurs besoins soient pris en compte.
- Éducation et formation : Les personnes handicapées peuvent s’engager dans des programmes d’éducation et de formation sur les enjeux du changement climatique. Cela leur permettra de mieux comprendre les défis auxquels elles pourraient être confrontées et de développer des compétences pour s’adapter aux changements climatiques.
- Réseautage et collaboration : Les personnes handicapées peuvent s’associer à des organisations de personnes handicapées et à des groupes environnementaux pour renforcer leur influence et leur impact dans les actions liées au changement climatique.
- Adoption de modes de vie durables : adopter des modes de vie plus durables en réduisant leur empreinte écologique, en recyclant, en privilégiant les transports écologiques, et en consommant de manière responsable.
En combinant ces approches de solutions, les gouvernants et les personnes handicapées peuvent travailler ensemble pour faire face aux défis du changement climatique de manière inclusive et équitable.
par Komlan Julien Kpedji et Abdoul Boukari, dans le cadre du projet AVOUALI ‘’Inclusion en temps de crise climatique’’ initié par MeineWelt e.V. avec le soutien financier de Aktion MENSCH